— J’ai dit : tournez-vous.
La femme se leva avec précaution et se tourna. Ann Norton prit l’arme par le canon et leva le bras pour assommer l’infirmière d’un coup de crosse.
À cet instant précis, quelque chose heurta ses jambes par-derrière et ses pieds quittèrent le sol.
22
L’arme vola dans les airs.
La femme en robe de chambre ne poussa pas de cri mais un gémissement strident, à vriller les tympans, Elle rampa au sol comme un crabe pour récupérer le revolver. L’homme, derrière elle, écarquilla les yeux d’effroi, et s’élança à son tour. Voyant qu’elle arriverait la première, il projeta l’arme, d’un coup de pied, à l’autre bout du hall.
— À l’aide ! hurla-t-il. À l’aide !
Ann Norton se retourna vers l’homme et poussa un feulement animal, son visage déformé en un masque de haine, puis s’élança de nouveau vers le 38. L’aide- soignant était revenu en courant. Il observa la scène, cloué sur place d’un air ahuri, puis ramassa enfin l’arme qui gisait quasiment à ses pieds.
— Nom de Dieu, souffla-t-il. Il est chargé...
La femme se jeta sur lui. Les mains crochetées comme des serres, lacérant le front et les joues du malheureux. Il tint l’arme à bout de bras au-dessus de sa tête, hors de portée de la furie, qui se battait bec et ongles pour l’attraper.
L’homme arriva derrière la femme et la ceintura. Plus tard, il expliquerait qu’il avait eu l’impression de ceindre un sac de serpents. Le corps sous la robe de chambre était chaud, répugnant, chaque muscle comme autant de vers se tortillant sous ses doigts.
Pendant qu’elle se débattait pour se libérer, l’aide-loignant lui asséna un coup sur la mâchoire. Les yeux de la femme se révulsèrent et elle s’effondra, inconsciente.
Les deux hommes se regardèrent, hébétés.
L’infirmière derrière son comptoir criait. Ses mains, plaquées d’horreur sur sa bouche, donnaient à ses hurlements des sons de corne de brume.
— C’est un hôpital ou une maison de fous, ici ? demanda l’homme encore sous le choc.
— Je n’y comprends rien, répondit l’aide-soignant. Que s’est-il passé ?
— Je venais rendre visite à ma sœur. Elle a eu un enfant. Et soudain un gosse est arrivé pour me dire qu’une femme venait d’entrer avec un revolver.
— Quel gosse ?
L’homme regarda autour de lui. Le hall était noir de gens, mais tous avaient l’âge d’aller boire de l’alcool dans les bars.
— Je ne le vois plus. Mais il était là... Et le revolver était chargé, vous dites ?
— Pour ça, oui !
— C’est quoi ici ? Une maison de fous ? répéta l’homme.
23
Ils avaient vu deux infirmières courir dans le couloir en direction de l’ascenseur et entendu résonner des cris dans la cage d’escalier. Ben regarda Jimmy; celui-ci acquiesça d’un hochement de tête imperceptible. Matt s’était assoupi, la bouche ouverte.
Ben ferma la porte et éteignit la lumière. Jimmy s’accroupit derrière le matelas, au pied du lit. Quand ils perçurent dans le couloir des pas hésitants, Ben se posta à l’entrée de la chambre, prêt à intervenir. Dès que la porte s’ouvrit et qu’une tête se montra, il se jeta en avant, ceintura l’individu qui venait d’apparaître et lui pressa contre la joue la croix qu’il tenait à la main.
— Lâche-moi!
Une main jaillit, tentant, vainement, de cogner la poitrine de Ben. Matt, réveillé par le bruit, alluma le plafonnier et, clignant des yeux, aperçut Mark Pétrie qui se débattait dans les bras de Ben.
Jimmy se précipita vers Mark. Il allait embrasser l’enfant quand il fut pris d’une inquiétude subite.
— Lève la tête.
Mark obéit et les trois hommes purent voir que son cou était intact. Jimmy se détendit.
— Mon petit vieux, je crois que je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie de voir quelqu’un. Où est le père Callahan ?
— Je ne sais pas, répondit Mark d’un air sombre. Barlow m’a attrapé... Il a tué mes parents. Ils sont morts. Papa et maman sont morts. Il a cogné leurs têtes l’une contre l’autre. Il les a tués. Et puis il m’a pris et il a dit au père Callahan qu’il me laisserait partir si le père Callahan promettait de jeter sa croix. Il a promis. Je me suis sauvé. Mais, avant de m’en aller, j’ai craché sur Barlow. Je lui ai craché dessus et je tuerai ce salaud de mes propres mains.
Le garçon était encore près de la porte, tout chancelant. Son front et ses joues étaient couverts d’égratignures. Il avait coupé par les bois en prenant le petit chemin où Danny Glick et son frère avaient fait leur funeste rencontre avec Straker. Il avait traversé le Taggart Stream à gué et son pantalon était trempé jusqu’aux genoux. Il avait fait du stop, mais était incapable de se rappeler qui l’avait ramassé. Il ne se rappelait qu’une chose, c’est que la radio de la voiture était allumée.
Ben était figé d’horreur. Il ne trouva pas de mots pour exprimer ce qu’il ressentait.
— Mon pauvre garçon, soupira Matt avec douceur. Mon pauvre garçon, tu as été bien courageux.
Brusquement la figure de Mark se décomposa. Ses yeux se fermèrent, sa bouche se mit à trembler.
— Ma ma-ma-maman...
Il fit quelques pas en vacillant. Ben l’attrapa au passage, le prit dans ses bras, le berça doucement et il sentit les larmes de l’enfant couler sur sa chemise.
24
Le père Donald Callahan partit au hasard des rues, Combien de temps marcha-t-il ? Il aurait été bien incapable de le dire. Il commença par se diriger en titubant vers le centre de la ville en empruntant Jointner Avenue, sans plus penser à sa voiture qu’il avait garée dans l’allée des Pétrie. Tantôt il marchait en zigzag au milieu de la rue et tantôt il s’avançait en chancelant le long de la chaussée. À un moment donné, une voiture arriva droit sur lui ; ses phares comme deux disques lumineux qui grandissaient, grandissaient, et puis l’avertisseur se mit à rugir et la voiture, dans un hurlement de pneus, fit une embardée in extremis pour l’éviter. Une autre fois, il tomba dans le fossé. Enfin, il arriva en vue des feux tricolores du carrefour avec Brooks Street ; la pluie se mit à tomber.
Il n’y avait personne dans les rues pour remarquer son passage; Salem s’était barricadée pour la nuit, encore plus étroitement que d’habitude. Le restaurant de routiers était vide et, chez Spencer, miss Coogan, assise près de sa caisse, lisait la confession d’une vedette dans un magazine féminin qu’elle avait pris sur l’éventaire. Dehors, au-dessous de la pancarte éclairée où figurait un lévrier bleu figé en pleine course, une enseigne lumineuse disait en grosses lettres rouges :
AUTOCARS, ARRÊT.
Les gens ont peur, pensa-t-il. Ils avaient en effet toutes les raisons d’avoir peur. La part la plus instinctive d’eux-mêmes avait flairé le danger et, ce soir, les portes à Salem étaient verrouillées à double tour... une première de mémoire d’habitant, peut-être même de mémoire de ville.
Il était seul dans les rues. Et il était le seul à n’avoir rien à craindre. Quelle ironie du sort! Il rit tout fort d’un rire hystérique qui ressemblait à un sanglot. Aucun vampire ne s’attaquerait à lui. À d’autres peut-être, mais pas à lui. Le Maître l’avait marqué de son sceau et, tant que le Maître ne revendiquerait pas son bien, il serait libre.
Le clocher de St. Andrew surgit de l’obscurité.
Il eut une hésitation, puis se dirigea vers l’église. Il allait prier. Prier toute la nuit s’il le fallait. Il ne s’adresserait pas au Dieu d’aujourd’hui, celui des ghettos, de l’aide sociale et des repas gratuits, mais au Dieu d’autrefois, celui qui avait dit par la voix de Moïse qu’il fallait chasser les sorcières, celui qui avait permis à son propre fils de se lever d’entre les morts. Donne-moi une seconde chance, Seigneur. Je ferai pénitence ma vie durant. Mais, je t’en conjure... donne-moi une seconde chance.
Il trébucha sur les marches, sa soutane était pleine de boue et son visage maculé du sang de Barlow.
Arrivé en haut des marches, il resta un instant immobile, puis tendit la main vers la poignée de la porte centrale.
À peine l’avait-il touchée qu’un éclair bleu jaillit et le projeta en arrière dans l’escalier. Il n’y eut plus alors que la douleur... d’abord au dos, puis à la tête, puis au flanc, au ventre, aux jambes, partout, tandis qu’il dégringolait les marches de granit jusqu’au trottoir.
Il se retrouva étendu sur le macadam, tremblant sous la pluie battante, la main en feu.
Il l’éleva devant ses yeux. Elle portait des traces de brûlures.
— Souillé, marmonna-t-il. Souillé... Oh, Seigneur ! Souillé au plus profond de ma chair.
La pluie tombait toujours. Il se mit à trembler de plus belle, à trembler de tous ses membres, et se recroquevilla sur lui-même, les bras croisés et les mains enfouies sous les aisselles, grelottant. L’église était toute proche, dressée dans la nuit, mais ses portes ne s’ouvriraient plus pour lui.
25
Mark Pétrie s’assit sur le lit de Matt à l’endroit précis où Ben s’était assis lorsqu’il était arrivé avec Jimmy. Il sécha ses larmes avec la manche de sa chemise ; ses yeux étaient rouges et gonflés, mais il semblait avoir repris le contrôle de lui-même.
— Tu sais, n’est-ce pas, lui dit Matt, que Salem est dans une situation désespérée.
Mark fit signe que oui.
— En ce moment même, ses morts-vivants parcourent la ville, reprit Matt d’une voix sombre, recru tant de nouvelles troupes. Ils ne pourront pas se saisir de tout le monde cette nuit, mais vous aurez déjà demain une lourde tâche.
— Matt, je voudrais que vous dormiez un peu maintenant, lui signifia Jimmy. Soyez tranquille, nous ne vous quitterons pas. Vous n’avez pas l’air bien. Tout ceci vous a mis à rude épreuve...
— Ma ville est en train de se désintégrer presque sous mes yeux et tu veux que je dorme ?
Ses yeux n’avaient rien perdu de leur vivacité et brillaient dans son visage creusé par la fatigue. Jimmy reprit avec obstination :
— Si vous voulez nous aider jusqu’au bout, il faut économiser vos forces. Je suis tout de même votre médecin, bon Dieu !
— Bien, bien, tout de suite.
Il les regarda l’un après l’autre.
— Demain, il faut que vous alliez tous les trois jusque chez Mark et que vous prépariez des pieux. Beaucoup de pieux.
Il leur fallut un instant pour se rendre compte de ce m’impliquait la phrase de Matt.
— Combien ? demanda Ben d’une voix faible.
— Eh bien, je dirais qu’il vous en faut au moins trois cents. Et je vous conseillerais plutôt d’en faire cinq cents.
— Impossible, assura Jimmy d’un ton lugubre. Ils ne peuvent pas être si nombreux que ça.
— Les morts-vivants sont toujours assoiffés, dit Matt d’une voix calme. Il faut que vous vous attendiez au pire. Restez toujours ensemble. Ne prenez pas le risque de vous séparer, même pendant la journée. Faites comme les éboueurs. Commencez par un bout de la ville et finissez par l’autre.
— On n’arrivera jamais à les repérer tous, gémit Ben. Même si on y travaille du petit jour à la tombée de la nuit.
— Tâchez d’en faire le maximum, Ben. Et puis dites-vous bien que les gens commenceront peut-être à vous croire. Certains viendront même vous aider, si vous les mettez en face de la réalité. Et quand la nuit sera là de nouveau vous aurez réussi à défaire une grande partie de ce qu’il aura fait. (Il soupira.) Il faut malheureusement nous faire à l’idée que le père Callahan est perdu pour nous. C’est un rude coup, mais qui ne doit pas nous décourager. Et puis faites attention. Soyez toujours prêts à mentir. Si on vous enferme, que ce soit à l’asile ou dans une prison, il en sera très content. Vous n’y avez peut-être pas encore songé, mais vous feriez bien d’y songer maintenant : il y a toutes les chances pour que notre survie et notre triomphe éventuels ne nous servent qu’à nous faire accuser de meurtre devant un tribunal.
Il chercha le regard de Ben, de Jimmy et de Mark. Ce qu’il vit dut le satisfaire car il concentra très vite son attention sur Mark.
— Tu sais quelle est la tâche la plus importante accomplir, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Mark. C’est de tuer Barlow.
Matt eut un petit sourire.
— Tu mets, malheureusement, la charrue devant les bœufs. Il s’agit d’abord de le trouver.
Il lui jeta un regard scrutateur.
— As-tu vu, entendu, senti, touché quelque chose ce soir qui puisse nous aider à le localiser ? Réfléchis bien avant de répondre. Tu sais mieux que personne que c’est une question vitale.
Mark se mit à réfléchir. Ben n’avait jamais vu personne obéir aussi scrupuleusement à une injonction. Il avait la tête penchée, le menton dans le creux de la main et les yeux fermés. On sentait qu’il passait en revue, avec la plus grande minutie, tous les détails de sa rencontre avec Barlow.
Il ouvrit finalement les yeux, jeta un regard circulaire sur les trois hommes et secoua la tête.
— Rien.
Le visage de Matt s’affaissa, mais il ne perdit pas espoir.
— Une feuille accrochée à son costume ? Un flocon de fleur de roseau dans le revers de son pantalon ? De la boue sur ses chaussures ? Un fil sur sa manche ? (Il tapa du poing sur son lit avec désespoir.) Dieu du ciel, est-il donc aussi lisse qu’un œuf ?
Les yeux de Mark s’élargirent brusquement.
— Quoi donc ? demanda Matt en saisissant l’enfant par l’épaule. Qu’est-ce que c’est ? À quoi as-tu pensé ?
— De la craie bleue, dit Mark. Il me tenait le cou avecson bras, comme ça, et je voyais sa main. Il a des doigts très longs et très blancs, et sur deux de ses doigts J’ai vu des traces de craie bleue. Des toutes petites traces.
— De la craie bleue, dit Matt pensivement.
— Une école, décida Ben. C’est le plus probable.
— Pas le lycée en tout cas, dit Matt. Nos craies viennent de chez Dennison, une maison de Portland. Ils ne nous donnent que du blanc et du jaune. J’en ai sous les ongles et sur mes vêtements depuis que je suis professeur à Salem.
— Les salles de dessin ? suggéra Ben.
— Non, on ne donne au lycée que des cours d’art graphique. Les élèves se servent d’encre, jamais de craie. Mark, tu es sûr que c’était...
— De la craie, oui, absolument, dit-il en hochant la tête.
— Je crois bien qu’il y a des professeurs de science qui se servent de craies de couleur, reprit Matt. Mais où pourrait-on se cacher au lycée ? Vous avez vu, Ben - tout est sur un seul niveau et il y a des vitres partout. Dans les réserves, c’est un va-et-vient continuel et on peut dire la même chose de la chaufferie.
— Dans la salle de théâtre, derrière la scène ?
Matt haussa les épaules.
— C’est vrai que c’est sombre. Mais si c’est Mrs. Rodin qui prend en charge le cours d’art dramatique à ma place il y aura tout le temps du monde dans le secteur et ce sera un risque énorme pour lui. Il doit le savoir.
— Et les écoles primaires ? demanda Jimmy. On doit faire faire du dessin aux petits. Et je parierais bien cent dollars qu’on y utilise des craies de couleur à la pelle.
— L’école primaire de Stanley Street, répondit Matt, a été construite avec un financement analogue à celui du lycée. Elle correspond, comme lui, aux conceptions que l’on a maintenant des bâtiments scolaires. Sa taille est en rapport avec l’effectif des élèves et elle est sur un seul niveau. On a mis partout des baies vitrée pour faire entrer le soleil. Ce n’est pas du tout le genre d’endroit où celui que nous cherchons irait se réfugier. Les vampires aiment les maisons d’autrefois, sombres, un peu crasseuses, comme...
— Comme l’école de Brock Street, dit Mark.
— Oui, reconnut Matt en regardant Ben. L’école de Brock Street est un bâtiment en bois qui possède un rez-de-chaussée, deux étages et un sous-sol, et qui a été construit à peu près en même temps que Marsten House. Au moment où on a lancé l’emprunt pour la construction de la nouvelle école, beaucoup de gens ont dit qu’il y avait de sérieux risques d’incendie à l’école de Brock Street et c’est ce qui a permis à l’emprunt d’aboutir. Deux ou trois ans auparavant, une école avait brûlé dans le New Hampshire...
— Je me souviens, murmura Jimmy. À Cobb’s Ferry, n’est-ce pas ?
— Oui. Trois enfants avaient péri carbonisés.
— L’école de Brock Street est-elle encore ouverte ? demanda Ben.
— Seulement le rez-de-chaussée. De la maternelle au cours moyen. Quand on a voté la construction de la nouvelle école, il était entendu que l’ancienne serait entièrement évacuée dans les deux ans qui suivraient.
— Barlow pourrait-il s’y cacher ?
— Je pense que oui, dit Matt comme à regret. Le premier et le second sont pleins de salles de classe vides, Les fenêtres ont été bouchées avec des planches pour éviter que les enfants ne cassent les carreaux avec des pierres.
— Alors c’est là, conclut Ben. Sûrement.
— On dirait, oui, admit Matt. (Il avait l’air très las.) Mais ça paraît trop simple.
— De la craie bleue, murmura Jimmy, les yeux dans le vague.
— Je ne sais pas, dit Matt d’un air absent. Je ne sais vraiment pas...
— Jimmy ouvrit sa sacoche et en sortit un petit flacon de pilules.
— Prenez-en deux avec un peu d’eau, suggéra-t-il. Tout de suite.
— Non. Il y a encore trop de choses à régler, trop de problèmes...
— Justement! Ce n’est pas le moment de nous lâcher ! déclara Ben d’une voix ferme. Maintenant que le père Callahan n’est plus avec nous, vous nous êtes doublement précieux. Faites ce qu’il vous dit.
Mark alla chercher un verre d’eau dans le cabinet de toilette et Matt céda de mauvaise grâce. Il était dix heures et quart.
Le silence s’installa dans la chambre. Dieu que Matt avait l’air vieux! songea Ben. Ses cheveux blancs étaient, sur son crâne, de la paille clairsemée, fine et cassante. En l’espace de quelques jours, son visage s’était ratatiné et semblait porter les stigmates d’une vie entière de misère et de souffrances. Le mal qui le rongeait aujourd’hui - un mal très profond - était d’essence onirique, sombre et surnaturelle... et finalement, il y avait une certaine logique... Sa vie d’érudit et sa culture livresque l’avaient préparé à ce combat final contre ces formes diaboliques qui se révélaient sous la lumière de la lampe de lecture et qui s’évanouissaient avec l’aube.
— Je m’inquiète pour lui, murmura Jimmy.
— Je croyais qu’il n’avait eu qu’une attaque sans gravité, dit Ben. Un avertissement, pas vraiment une crise cardiaque.
— L’occlusion n’a pas été très importante. Mais une seconde crise serait grave. On risque maintenant l’occlusion majeure. Cette affaire va le tuer, si on n’en vient pas à bout très rapidement.
Il prit le poignet de Matt et lui tâta le pouls avec douceur, presque avec tendresse.
— Et ça, ce serait tragique.
Ils attendirent que le jour vienne autour du lit de Matt, chacun ayant son tour de garde. Matt dormit la nuit entière et Barlow ne se montra pas. Il avait à faire ailleurs.
26
Miss Coogan était plongée dans un récit, intitula « J’ai essayé d’étrangler mon bébé », qu’elle avait trouvé dans Confessions de femmes, lorsque la porta s’ouvrit. Son premier client !
Elle n’avait jamais vu une soirée aussi morne au drugstore. Même Ruthie Crockett et ses petites copines ne s’étaient pas montrées, comme d’habitude, pour manger une glace à côté du distributeur - elles ne lui manquaient pas, celles-là -, et même Loretta Starcher ne s’était pas arrêtée pour prendre le New York Times. Il était encore là, bien plié sur le comptoir. Loretta était la seule personne de Jérusalem’s Lot à acheter régulièrement le « Times », comme elle disait, avec une sorte d’accent anglais. Et le lendemain, elle le mettait à disposition dans la salle de lecture de la bibliothèque.
Mr. Labree, le pharmacien du drugstore, n’était pas revenu non plus après souper... mais ça n’avait rien de si extraordinaire, au fond. Labree était veuf; il habitait une grande maison sur Schoolyard Hill, près de la ferme des Griffen, et miss Coogan savait parfaitement qu’il ne dînait pas chez lui. Il allait chez Dell, pour manier un hamburger et boire des bières. S’il n’était pas rentré vers onze heures (et il était à présent moins le quart), elle serait obligée de fermer la boutique. Ce ne serait ni la première fois ni la dernière... mais ça finirait par leur jouer un mauvais tour, si quelqu’un venait à avoir besoin d’un médicament d’urgence et qu’il trouvait porte close...
Avant la démolition du Nordica, le vieux cinéma d’en face, il y avait toujours de la bousculade après les séances et il arrivait à miss Coogan de regretter cette époque.
Tout le monde parlait à la fois pour demander qui un lait-fraise, qui une glace, qui un granité-citron, et garçons et filles se tenaient la main en discutant du travail qu’ils avaient à faire pour la classe du lendemain. C’était fatigant, mais en même temps réconfortent. Les jeunes de ce temps-là n’étaient pas comme ceux d’aujourd’hui, comme cette Ruthie Crockett et sa bande, tout le temps en train de ricaner, les seins nus sous leurs pulls et moulées dans des jeans si serrés qu’on voyait la ligne de leurs slips au travers... quand elles en avaient un. Les sentiments qui l’animaient envers ces clients d’autrefois (qui l’agaçaient tout autant, seulement elle l’avait oublié) étaient colorés en rose par la nostalgie ; aussi leva-t-elle la tête avec espoir quand la porte s’ouvrit, s’attendant à voir arriver un garçon de la promo 1964 du lycée, avec sa petite copine au bras, venant lui commander deux coupes de crème glacée au chocolat fondant avec supplément noisette.
Mais non, c’était un homme d’un certain âge qu’i connaissait sans pouvoir le situer. Elle le regarda s’approcher avec sa valise, et quelque chose dans son allure et dans son visage le lui fit reconnaître.
— Père Callahan, dit-elle sans parvenir à cacher sa surprise.
Elle ne l’avait jamais vu sans son habit de prêtre. Il portait ce soir un pantalon noir et une chemise de colon bleu, comme n’importe quel ouvrier.
Et tout à coup elle eut peur. Il était proprement habillé, ses cheveux étaient soigneusement coiffés, mais il y avait quelque chose dans son visage, quelque chose...
Un souvenir, vieux de vingt ans, lui revint en mémoire. Quand elle était rentrée de l’hôpital où sa mère venait de mourir d’une congestion cérébrale - ce qu’on appelait autrefois un coup de sang - et qu’elle avait annoncé la nouvelle à son frère, il avait pris un visage hagard et ses yeux avaient perdu d’un seul coup toute expression. Le père Callahan avait un air du même genre et cela la mit affreusement mal à l’aise. Elle remarqua aussi qu’il avait la peau autour des lèvres rouge et irritée, comme s’il s’était rasé de trop près ou comme s’il s’était frotté très longtemps avec un gant-éponge pour effacer une vilaine tache.
— Je voudrais prendre un billet d’autocar, dit-il.
Ah, voilà! pensa-t-elle. Pauvre homme! Il y a en un décès dans sa famille et il vient d’apprendre la nouvelle.
— Certainement. Pour où...
— Quel est le premier autocar ?
— Quelle destination ?
— Peu importe, répliqua-t-il, mettant en pièces la théorie de miss Coogan.
— Eh bien... Je ne... Attendez...
Elle consulta nerveusement l’horaire et le regarda avec inquiétude.
— Il y a un autocar à onze heures dix qui va à Portland, Boston, Hartford et New Y...
— Ça ira. Combien ?
— Jusqu’à quand... Je veux dire, jusqu’où ?
Elle ne savait vraiment plus où elle en était.
— Jusqu’au bout, répondit-il d’une voix lugubre.
Puis il lui sourit. De sa vie elle n’avait vu un sourire aussi impressionnant. Elle s’empressa de détourner la tête. S’il me touche, pensa-t-elle, je crie, je hurle au meurtre.
— C... c’est N... New York, bredouilla-t-elle. Vingt-neuf dollars soixante-quinze cents.
Il extirpa avec quelque difficulté son portefeuille de la poche arrière de son pantalon et elle vit que sa main droite était bandée. Il posa un billet de vingt dollars et deux billets d’un dollar sur le comptoir et elle fit tomber une pile de billets en blanc sur le plancher en voulant en prendre un. Quand elle eut fini de les ramasser, il avait ajouté cinq autres billets d’un dollar et une montagne de pièces.
Elle remplit le billet aussi vite qu’elle put, mais ce n’était pas encore assez vite. Elle sentait peser sur elle son regard mort. Après avoir tamponné le billet, elle le poussa à travers le comptoir pour n’avoir pas à lui toucher la main.
— I... il f... faut que vous attendiez dehors, père C... Callahan. Je ferme dans cinq minutes.
Elle passa la main sur le comptoir et fit tomber les billets et les pièces dans le tiroir-caisse sans même les compter.
— Très bien, dit-il en fourrant le billet dans sa poche de poitrine.
Puis il dit, sans la regarder :
— Et le Seigneur a mis sa marque sur Caïn afin que quiconque le trouverait ne le tue pas. Et Caïn s’en alla de la face du Seigneur et demeura comme un fugitif sur la terre, à l’est d’Éden. C’est ce que disent les Écritures, miss Coogan. Et c’est l’épisode le plus terrible que contienne la Bible.
— Ah ! vraiment ? répondit-elle. Je suis désolée, père Callahan, mais il faut absolument que vous attendiez dehors. Je... Mr. Labree va arriver dans une minute et il n’aime pas... n’aime pas que je... que je...
— Bien sûr, dit-il.
Et il se dirigea vers la porte, mais au bout de quelques pas il s’arrêta et se tourna vers elle. Elle ne put soutenir son regard de pierre.
— Vous habitez Falmouth, n’est-ce pas, miss Coogan ?
— Oui...
— Vous avez une voiture ?
— Oui, naturellement. Père Callahan, je regrette d’être obligée de nouveau de vous demander d’attendre l’autocar dehors...
— Rentrez le plus vite possible chez vous ce soir, miss Coogan. Mettez la fermeture de sécurité à toutes vos portes et ne prenez personne en route. Personne. Ne vous arrêtez même pas si c’est quelqu’un que vous connaissez.
— Je ne prends jamais personne en stop, répliqua miss Coogan avec un petit air pincé.
— Et, une fois que vous serez chez vous, gardez-vous de reprendre le chemin de Jérusalem’s Lot, continua Callahan en la regardant fixement. Le mal est dans Salem maintenant.
Elle dit d’une voix faible :
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais il faut que vous attendiez votre autocar dehors.
— Oui. D’accord.
Il sortit.
Elle prit conscience tout d’un coup du calme qui régnait dans le drugstore. Un calme absolu. Se pouvait-il que pas une seule personne ne soit venue depuis que la nuit était tombée, à l’exception du père Callahan! Mais oui. Pas une.
Le mal est dans Salem maintenant.
Elle couvrit son comptoir et éteignit les lumières.
27
La nuit pesait sur Salem.
À minuit moins dix, un coup de Klaxon prolongé tira brutalement Charlie Rhodes de son sommeil et le fit se dresser sur son séant.
C’était son bus !
Il comprit aussitôt.
Les petits salauds !
Les gosses lui avaient déjà joué des tours du même genre. Il les connaissait bien, ces petits emmerdeurs. Ils avaient réussi une fois à lui dégonfler les pneus avec des allumettes. Il avait tout de suite deviné qui avait fait le coup - ce ne pouvait être que Mike Philbrook et Audie James - et il ne s’était pas gêné pour les dénoncer à cette lopette de proviseur. Il n’avait pas besoin de les avoir vus pour savoir que c’étaient eux.
« Vous êtes sûrs que ce sont eux, Rhodes ? »
« Puisque je vous le dis ! »
Cette couille molle de proviseur n’avait pas le choix... il devait les exclure. Et puis ce connard était passé le voir la semaine suivante...
« Rhodes, nous avons exclu Andy Garvey, aujourd’hui. »
« Ouais ? C’est pas étonnant. Qu’est-ce qu’il a encore fait celui-là ? »
« Bob Thomas l’a surpris en train de dégonfler les pneus de son bus. » Et il avait alors lancé à Charlie Rhodes un long regard désapprobateur.
Et alors ? Quelle importance si c’était Garvey et non Philbrook et James qui avaient fait le coup ? Ces trois là étaient tout le temps fourrés ensemble ; trois vauriens qui méritaient qu’on leur passe les couilles à la moulinette !
Toujours ce bruit d’avertisseur dehors, à vous rendre fou. Ils n’y allaient pas de main morte... la batterie devait se décharger à toute allure.
TUT... TUT... TUUUTTTTT...
— Vous allez comprendre votre douleur, bande de petits cons, chuchota-t-il en sortant discrètement de son lit pour attraper son pantalon dans le noir.
S’il allumait, il mettrait les petits merdeux en fuite ce qui était la dernière chose à faire.
Une autre fois, un gamin avait placé une bouse de vache sur son siège... ce coup-là aussi, il savait qui était le coupable. Il le voyait dans ses yeux. Il avait appris à reconnaître les menteurs et les simulateurs pendant la guerre, quand il faisait la chasse aux tire-au-flanc. Alors il s’était chargé lui-même de cette affaire de bouse. Trois jours durant, il avait viré, à coups de pied au cul, cette petite ordure de son bus, le forçant ainsi à parcourir huit kilomètres à pied pour rentrer chez lui. Finalement, le gosse avait craqué et était venu le trouver en chialant à qui mieux mieux.
« Je n’ai rien fait, Mr. Rhodes. Pourquoi vous me laissez pas monter ? »
« Et la bouse que t’as mis sur mon siège, c’est rien peut-être ? »
« C’est pas moi. Je vous jure que c’est pas moi ! »
Voilà comment il fallait être : inflexible. Ils pouvaient mentir à leur propre mère, avec une tête à leur donner le bon Dieu sans confession ! Il avait jeté le gamin deux soirs encore et le petit con avait enfin avoué. Charlie Rhodes l’avait jeté une fois encore - pour que cela lui serve de leçon - et puis Dave Felsen, au dépôt, lui avait demandé d’y aller mollo.
TUUUTTTTT!
Rhodes enfila sa chemise et prit la vieille raquette de tennis appuyée contre le mur. Cette fois-ci, il les tenait, bon Dieu, et il ne les lâcherait pas avant de les avoir bien rossés !
Il sortit par la porte de derrière et fit le tour de la maison pour rejoindre l’endroit où était garé le grand bus jaune. Ils allaient voir à qui ils avaient affaire. À la guerre, on appelait ça de l’infiltration et il savait ce que ça voulait dire.
Il s’immobilisa un instant derrière le laurier-rose pour observer le bus sans se faire repérer. Oui, il les voyait, toute une bande, des silhouettes sombres derrière les vitres obscurcies par la nuit. La rage le reprit et sa main se crispa sur le manche de la raquette jusqu’à la faire vibrer comme un diapason. Qu’est-ce qu’ils lui avaient cassé comme vitres ! Six, sept, huit... huit vitres démolies !
Il se faufila derrière le bus et se glissa jusqu’à la porte des passagers. Elle était ouverte - pliée en accordéon.
II prit son élan, escalada d’un bond les marches et fit irruption dans le bus.
— Ah ! je vous y prends ! Restez où vous êtes ! Et toi, arrête de klaxonner, petit merdeux, ou je te...
Le gosse qui était assis sur le siège du conducteur et qui enfonçait le Klaxon des deux mains tourna la tête vers lui et fit un affreux sourire, un sourire démoniaque. Charlie sentit son estomac se révulser. C’était Richie Boddin. Ses yeux d’un noir de jais et ses lèvres très rouges éclataient dans un visage d’une blancheur de linceul.
Quant à ses dents...
Charlie Rhodes parcourut le bus du regard.
C’était Mike Philbrook qu’il voyait là ? Et Audie James ? Nom de Dieu, les fils Griffen étaient là aussi ! Hal et Jack, assis au fond, avec de la paille plein les cheveux. Mais ces gosses-là ne prennent pas mon bus ! Et Mary Kate Greigson, et Brent Tenney, assis côte à côte! Elle était en chemise de nuit - lui portait un blue-jean et une chemise en flanelle qu’il avait mise à l’envers, comme s’il ne savait plus s’habiller.
Et que venait faire là Danny Glick ? Il était mort, celui-là, mort et enterré depuis des semaines !
Sa main laissa échapper la raquette de tennis. Richie Boddin, souriant toujours de son affreux sourire de fou, appuya sur le levier en métal chromé qui commandait la fermeture de la porte. Alors tous se dressèrent de leurs sièges.
— Non, dit-il en essayant de sourire. Voyons, les gosses, il y a maldonne. C’est moi, Charlie Rhodes. Vous... Vous...
Son sourire s’était transformé en un rictus d’angoisse, il secouait désespérément la tête, tendait les mains vers eux pour leur montrer que c’était lui, le bon vieux Charlie, qui ne leur voulait pas de mal.
Ils s’avançaient vers lui.
Il fit un pas en arrière et se retrouva le dos coincé contre la grande vitre fumée du pare-brise.
— Non, pas ça, pas ça, implora-t-il d’une voix qui ‘était plus qu’un souffle.
Ils s’approchaient toujours, sans cesser de sourire.
— Je vous en supplie...
Ils fondirent sur lui...
28
Ann Norton mourut durant le court trajet en ascenceur entre le rez-de-chaussée de l’hôpital et le premier étage. Elle fut parcourue d’un frisson et un filet de sang coula au coin de sa bouche.
— C’est fini, lâcha l’un des infirmiers. Tu peux couper les alarmes.
29
Eva Miller avait fait un rêve, un rêve étrange, mais pas précisément un cauchemar. C’était pendant l’incendie de 1951. Une journée de canicule... le ciel était comme chauffé à blanc, sauf à l’horizon où il subsistait un peu de bleu. Le soleil dardait ses rayons à travers cette coupole, la perçant d’un cercle jaune aveuglant. L’odeur acre de la fumée était omniprésente; tout le monde s’était arrêté en ville, et les gens se tenaient figés dans les rues, les yeux tournés vers l’ouest, vers les marais et les bois. L’odeur avait plané toute la matinée, mais, à présent, à une heure de l’après-midi, on voyait des colonnes de feu danser au-dessus du pré des Griffen. La brise persistante, qui avait aidé les flammes à sauter la saignée pare-feu, soufflait sur la bourgade des nuages de cendres ; on eût dit de la neige en été.
Ralph était toujours en vie et il luttait pour sauver la scierie. Mais tout ça était très confus puisque Ed Craig était déjà là alors qu’elle ne l’avait rencontré qu’à l’automne 54.
Elle observait l’incendie de la fenêtre de sa chambre et elle était nue. Des mains lui saisissaient les hanches par-derrière. La vitre ne reflétait rien, mais elle reconnaissait ces mains rudes et bronzées sur sa peau blanche et lisse : c’était Ed.
Elle essayait de lui dire : Ed, pas maintenant, c ‘est trop tôt, il y a encore neuf ans à attendre.
Mais les mains se faisaient plus hardies. Elles lui caressaient le ventre, jouaient avec son nombril puis, aussi habiles qu’entreprenantes, s’emparaient de ses seins.
Elle voulait lui dire qu’ils étaient devant la fenêtre, que n’importe qui pouvait les voir de la rue, mais les mots restaient coincés dans sa gorge. Elle sentait ses lèvres remonter le long de son bras, glisser sur son épaule et s’arrêter sur son cou avec une insistance voluptueuse. Elle sentait ses dents s’enfoncer dans la chair de sa gorge et la mordre jusqu’au sang. Elle essayait de nouveau de protester : Pas de suçon, je t’en prie, Ralph va le voir...
Mais elle ne parvenait pas à dire quoi que ce soit, elle n’en avait même plus envie. Elle se moquait bien de se montrer nue et impudique, les passants pouvaient la reluquer autant qu’ils voulaient.
Tandis que les lèvres et les dents d’Ed s’acharnaient sur son cou, le regard d’Eva, devenu rêveur et lointain, se perdait dans les flammes. La fumée, maintenant très noire, remplissait le ciel et transformait le jour en nuit.
Des braises et des flammèches brillaient çà et là, comme des fleurs pourpres dans une jungle obscure.
Et puis ce fut la nuit. La ville avait disparu, mais le feu crépitait toujours et faisait jaillir de l’obscurité mille formes changeantes. Un visage surgit dont les contours semblaient avoir été tracés avec du sang - un nez aquilin, des yeux brûlants profondément enfoncés duns leurs orbites, des lèvres sensuelles, en partie masquées par une grosse moustache, et des cheveux ramenés en arrière, à l’artiste, pour dégager le front.
— Le grand vaisselier..., dit une voix lointaine. (Ce ne pouvait être que sa voix à lui.) Il faut le descendre... Il fera très bien l’affaire. Ensuite nous nous occuperons de l’escalier. Deux précautions valent mieux qu’une.
Et puis il n’y eut plus de voix, plus de feu. Plus que la nuit et elle, Eva, qui rêvait ou qui allait rêver. Elle pressentit vaguement que ce rêve durerait longtemps et qu’il serait doux, mais qu’il laisserait un arrière-goût amer, comme les eaux du Léthé.
Elle entendit de nouveau une voix, celle d’Ed cette fois.
— Viens, chérie, réveille-toi. Il faut faire ce qu’il dit.
— Ed ? C’est toi, Ed ?
Le visage qui se penchait sur le sien n’était pas un visage de flamme; il était, au contraire, terriblement pâle et étrangement vide. Et pourtant elle l’aimait encore, son Ed... plus que jamais, et elle avait envie de son baiser.
— Viens vite, Eva.
— Est-ce que je rêve, Ed ?
— Non... ce n’est pas un rêve.
Elle eut peur soudain, mais rien qu’un instant, le temps de comprendre. Et, quand elle eut compris, elle sentit naître en elle une faim insatiable.
Elle jeta un coup d’œil dans le miroir et n’y vit que le reflet de la chambre, vide et silencieuse. La porte du grenier était fermée à clef et la clef se trouvait dans le dernier tiroir de la commode, mais cela n’avait aucune importance. Ils n’avaient plus besoin de clefs à présent.
Ils se glissèrent comme des ombres entre la porte et le chambranle.
30
À 3 heures du matin, le sommeil est profond et la circulation se fait lente, comme si le sang s’épaississait. Ceux qui dorment à cette heure-là sont bénis des dieux, mais malheur à ceux qui veillent. À trois heures du matin, il n’y a pas de milieu entre l’oubli et le désespoir. C’est alors que le monde se montre sans fard et qu’on s’aperçoit qu’il n’est qu’une putain borgne et sans nez. Comme au château de la Mort Rouge d’Edgar Poe, la gaieté n’est plus qu’une façade. L’horreur est chassée par l’ennui et l’amour n’existe qu’en rêve.
Parkins Gillespie se leva de son bureau sur lequel s’étalait un jeu de patience figurant une horloge et se traîna jusqu’à la cafetière. On eût dit un gorille miné par quelque maladie pernicieuse. Il avait entendu des cris pendant la nuit, l’étrange mugissement d’un Klaxon et un bruit de pas précipités, mais il n’était pas sorti voir ce qui se passait. Ses traits tirés et ses yeux cernés trahissaient assez les pensées sombres qui l’habitaient. Il portait une croix autour du cou ainsi qu’une médaille de saint Christophe et un emblème de la paix. Il ne savait pas au juste pourquoi il les avait mis, mais ça le réconfortait. Il se disait que, s’il arrivait à tenir jusqu’au jour, il ferait ses valises au matin et laisserait son insigne de policier sur l’étagère, à côté du trousseau de clés.
Mabel Werts était assise à sa table de cuisine devant me tasse de café froid. Pour la première fois depuis des années, ses stores étaient baissés et elle avait remis les capuchons sur les lentilles de ses jumelles. Pour la première fois depuis soixante ans, elle souhaitait ne rien voir, ne rien entendre. La nuit allait offrir son lot de morts et de récits terrifiants, et cette fois elle ne voulait rien savoir.
Bill Norton était en route pour l’hôpital de Cumberland, après avoir reçu un appel des urgences (Dieu, faites qu’elle soit encore en vie). Il conduisait, le regard fixe, le visage fermé et impénétrable. Les essuie-glaces cliquetaient sur le pare-brise, chassant la pluie qui tombait à présent de plus en plus dru. Il tâchait de ne penser à rien. À rien du tout.
Il y avait encore un certain nombre de gens à Salem qui n’avaient pas été touchés par les événements. C’étaient le plus souvent des célibataires sans parents ni amis. Beaucoup d’entre eux ne savaient même pas que des choses anormales s’étaient passées dans leur ville.
Cependant ceux qui ne dormaient pas avaient éprouvé le besoin d’allumer leurs lumières. Toutes ces fenêtres éclairées durent surprendre les voyageurs cette nuit-là (et il y en eut sûrement pas mal - des gens qui allaient à Portland ou vers d’autres villes plus au sud). Ils durent s’étonner de voir tant de lampes allumées à une heure aussi indue dans une petite ville qui par ailleurs ressemblait en tous points aux autres. Sans doute ralentirent-ils pour essayer de repérer un incendie ou un accident et, ne trouvant ni l’un ni l’autre, continuèrent-ils leur route sans y penser davantage.
Mais le plus curieux dans toute cette histoire, c’est ceci : aucun des habitants de Salem qui ne dormaient pas ne connaissait la vérité. Quelques-uns la subodoraient, mais leurs soupçons n’étaient qu’embryonnaires. Et pourtant ils étaient tous allés chercher au fond des tiroirs, dans les malles du grenier, dans les coffrets à bijoux, les objets de piété qu’ils possédaient. Ils avaient fait cela involontairement, comme un homme qui fait un long voyage en voiture se met à chanter sans s’en rendre compte. Désemparés, inquiets, ils allaient lentement d’une pièce à l’autre, allumaient toutes les lumières, mais ne regardaient pas par les fenêtres.
Il ne fallait surtout pas qu’ils regardent par les fenêtres.
Quels que fussent les bruits, les dangers réels ou imaginaires, les terreurs de l’inconnu, il y avait pire encore : regarder la Gorgone dans les yeux.
31
Le bruit s’insinua dans son sommeil comme un clou s’enfonçant dans les fibres serrées d’un chêne, avec une lenteur exquise, millimètre par millimètre. Au début, Reggie Sawyer crut qu’il rêvait (des coups de marteau... était-il en train de monter une charpente ?) et son cerveau, égaré sur la frange trouble entre le sommeil et l’éveil, fit remonter à sa mémoire un souvenir ancien : son père et lui, clouant les planches à clin sur les parois de la cabane qu’ils avaient construite en 1960 sur l’étang des Bryant.
Puis l’image s’évanouit... dans une conscience nauséeuse, l’idée lui vint qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, mais que c’était un vrai marteau qu’il entendait là... La confusion suivit, et ce fut enfin le réveil ; les coups provenaient de la porte d’entrée. Quelqu’un cognait du poing à la porte, avec une régularité métronomique. ( Il tourna la tête vers Bonnie qui dormait à côté de lui - une forme en « S » sous les couvertures. Puis vers le réveil : 4 h 15 du matin.
Il se leva, sortit de la chambre à coucher et referma la porte derrière lui. Il alluma la lumière du couloir, se dirigea vers la porte, puis se figea soudain, pris d’une frayeur subite.
Sawyer observait sa porte d’entrée, immobile, la tête inclinée. On ne frappait pas chez les gens à quatre heures du matin... Si quelqu’un dans la famille passait l’arme à gauche, on téléphonait, on ne venait pas tambouriner comme ça à la porte !
Il avait été envoyé au Vietnam, en 1968, pendant sept mois ; une année terrible pour les GI, là-bas. Il avait été au feu. À cette époque, on vous sortait du lit en un rien de temps, d’un claquement de doigts ou d’une pichenette sur l’interrupteur d’une lampe. Une seconde, on était dans les bras de Morphée, l’instant suivant, vous étiez bien réveillé, fin prêt au combat. Ce réflexe s’était perdu quasiment dès son retour au pays ; un déconditionnement involontaire dont il tirait, en secret, une certaine fierté. Il n’était pas une machine, nom de Dieu! Bouton «A» Johnny se réveille, bouton «B» Johnny descend du Viêt.
Mais aujourd’hui, sans crier gare, l’enveloppe douceâtre et cotonneuse du sommeil s’était déchirée comme une mue de serpent ; il se retrouvait nu, transi, les yeux rivés sur cette porte, tous les sens en alerte.
Il y avait quelqu’un. Sans doute le jeune Bryant, ivre, et armé jusqu’aux dents. Prêt à en découdre pour venger sa blonde perdue.
Sawyer bifurqua vers le salon et le rack à fusils accroché au-dessus de la fausse cheminée. Il n’alluma pas la lumière; il connaissait les lieux les yeux fermé, Il décrocha son fusil, l’ouvrit et vit, à la lueur de la lumière du couloir, luire les culots en cuivre de deux cartouches. Il retourna vers la porte du salon, passa la tête dans le couloir. Les coups continuaient à la porte, réguliers, mais monotones, sans rythme.
— Entrez ! lança Reggie Sawyer.
Les coups cessèrent.
Il y eut un long silence, puis le bouton de la porte tourna, lentement, jusqu’à la butée. La porte s’ouvrit. C’était bien Corey Bryant.
Sawyer sentit son cœur se soulever, dans l’instant. Bryant portait les mêmes habits que lorsqu’il l’avait jeté hors de chez lui, mais ils étaient à présent devenus des guenilles immondes maculées de boue. Des feuilles mortes s’accrochaient à sa chemise et à son pantalon. Une trace de terre, barrant son front, accentuait la pâleur de sa peau.
— Ne fais pas un pas de plus ! ordonna Sawyer en levant son fusil et en retirant le cran de sécurité. Cette fois, il est chargé.
Mais Corey Bryant avança, ses yeux rivés sur Reggie Sawyer avec une expression plus terrible que la haine. Il sortit la langue et se lécha les lèvres. Ses chaussures étaient crottées - de la terre rendue, par la pluie, poisseuse comme de la glu - et semaient des mottes noires sur les dalles du couloir. Il y avait dans sa démarche quelque chose d’implacable, une sauvagerie froide et terrifiante, celle d’un prédateur sans pitié. Les talons pleins de boue claquaient sur le sol. Aucun ordre ne les ferait cesser d’avancer, aucune supplique.
— Fais encore un pas, et je te fais sauter la gueule, connard ! lança Reggie avec autorité.
Mais le gars était pire que saoul. Il avait perdu toute raison. Sawyer comprit alors, avec une lucidité soudaine, qu’il allait devoir tirer.
— Stop ! ordonna-t-il encore, mais davantage pour la forme que par réelle conviction.
Corey ne s’arrêta pas. Ses yeux étaient rivés sur le visage de Sawyer, avec l’avidité à la fois morte et inflexible d’un orignal empaillé. Ses pieds continuaient à se mouvoir, comme ceux d’un soldat marchant au pas cadencé.
Bonnie poussa un hurlement derrière Sawyer.
— Retourne dans la chambre ! lança-t-il en avançant dans le couloir pour se mettre entre eux deux.
Bryant n’était plus qu’à deux enjambées de Reggie. Il tendit une main blanche et molle vers les canons juxtaposés du fusil Stevens.
Reggie fit feu, actionnant les deux détentes.
La double détonation résonna comme un coup de tonnerre dans l’étroit couloir. Des flammes jaillirent de la gueule des canons. Une odeur de poudre brûlée emplit l’air. Bonnie hurla de nouveau, un cri strident, suraigu. La chemise de Corey fut déchiquetée et noircie - quasiment désintégrée sous l’impact - et pourtant, au moment où elle vola en lambeaux, dans une gerbe de fibres et de boutons, la chair blanche de la poitrine et de l’abdomen resta miraculeusement intacte. Dans son ébahissement, Reggie eut l’impression que cette chair n’était pas réelle, qu’elle était aussi intangible qu’un voile de tulle.
Puis on lui arracha l’arme des mains... cela se fit sans effort, comme s’il avait été enfant et qu’un adulte lui prenait son jouet. Il fut alors soulevé de terre et projeté contre le mur avec une force inconcevable. Ses jambes se dérobèrent sous lui et Reggie se retrouva à terre, étourdi par le choc. Corey Bryant l’enjamba, se dirigea vers Bonnie. Elle était pelotonnée sur le seuil de la porte de la chambre, terrorisée, mais ses yeux étaient rivés sur le visage de Bryant. Et dans ces yeux-là, comme le vit Reggie Sawyer, il y avait de la passion.
Bryant jeta un regard derrière lui et lança un grand sourire à Sawyer, un sourire grotesque, comme ceux que les crânes de vache offraient aux touristes dans le désert. Bonnie tendit les bras vers lui. Des bras tremblants. Sur son visage, de la terreur et du désir, des flashs successifs comme un jeu d’ombres et de lumières.
— Mon chéri, souffla-t-elle.
Et Reggie poussa un hurlement.
32
— Hé, mon vieux ! s’exclama le chauffeur de l’autocar. Nous sommes à Hartford.
Callahan regardait par la grande vitre fumée. Les premières lueurs de l’aube rendaient plus étrange encore ce paysage inconnu. À l’heure qu’il était, ils devaient rentrer dans leurs terriers.
— Je sais, dit-il.
— L’arrêt est de vingt minutes. Vous avez le temps de descendre et d’aller prendre un sandwich.
Callahan chercha maladroitement son portefeuille et, quand il l’eut trouvé, faillit le laisser tomber. Il fut étonné de constater que sa main brûlée ne lui faisait plus mal, qu’elle était devenue insensible. Il aurait préféré souffrir. Au moins, quand on souffre, on à l’impression de vivre. Tandis que ce goût de charogne qui lui restait dans la bouche, ce goût fade et écœurant de pomme pourrie... La mort, ce n’était donc que ça ? Oui, ce n’était que ça et c’était bien assez terrible.
Il tendit un billet de vingt dollars au chauffeur.
— Pouvez-vous m’acheter quelque chose à boire ?
— Monsieur, le règlement...
— Naturellement vous garderez la monnaie. Une petite bouteille suffira.
— Je ne veux pas d’histoires dans mon car. Nous serons à New York dans deux heures. Là-bas vous pourrez vous envoyer tout ce que vous voudrez. Absolument tout.
C’est ce qui vous trompe, l’ami, pensa Callahan. Il regarda de nouveau dans son portefeuille pour voir ce qui lui restait. Un billet de dix, un autre de cinq et deux billets d’un dollar. Il ajouta le billet de dix à celui de vingt et, de sa main bandée, les tendit au chauffeur.
— Une petite bouteille, ce sera parfait. Et naturellement vous garderez la monnaie.
Le chauffeur regarda les billets puis les yeux creux et cernés du prêtre. Pendant un instant, il eut l’impression que c’était un crâne et non un visage qu’il voyait, que c’était à un mort et non à un homme qu’il parlait.
— Trente dollars, pour une petite bouteille ? Vous êtes maboul, mon vieux.
Il prit cependant l’argent et le fit disparaître dans sa poche. Au moment de descendre, il se retourna :
— Mais pas de bêtises. Je ne veux pas d’histoires dans mon car.
Callahan hocha docilement la tête, comme un petit garçon qui écoute une admonestation méritée.
Le chauffeur lui lança un dernier regard, puis descendit. Du tord-boyaux, voilà ce qu’il me faut, songea Callahan. Quelque chose qui fasse passer ce goût douceâtre ou qui, au moins, me le fasse oublier en attendant que je puisse boire pour de bon. Il allait falloir boire, boire encore, boire toujours.
Il se sentait prêt à s’effondrer, à éclater en sanglots, mais les larmes ne venaient pas. Il était desséché, vidé. La seule chose qui lui restait, c’était ce goût dans la bouche.
Vite, chauffeur, vite.
Il continuait de regarder à travers la vitre. De l’autre côté de la rue, un adolescent était assis sur les marches d’un perron, la tête cachée entre ses bras. Callahan ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce que l’autocar reprenne la route ; le gosse ne bougea pas.
33
Ben sentit une main se poser sur son bras. Il eut la sensation de quitter les abysses du sommeil comme un plongeur en eaux profondes remontant vers la surface.
— Bonjour, lui dit Mark à l’oreille.
Il ouvrit les yeux, battit des paupières pour chasser les agrégats collants qui les encombraient, et tourna la tête vers la fenêtre pour contempler le monde extérieur. L’aube pâlissait derrière un crachin d’automne persistant. Les arbres qui entouraient le bâtiment nord de l’hôpital avaient quasiment perdu toutes leurs feuilles et tendaient leurs branches noires vers le ciel, dessinanl sur les nuées les lettres géantes d’un alphabet mystérieux. La route 30, qui quittait la ville vers l’est, était luisante comme une peau d’otarie. Une voiture passa, ses feux encore allumés, laissant sur le macadam un sillage rouge.
Ben se mit debout et regarda autour de lui. Matt dormait. Sa cage thoracique montait et descendait an rythme régulier de sa respiration. Jimmy, étendu sur la seule chaise longue de la pièce, dormait aussi. Une barbe de deux jours, peu conforme à l’image qu’on se fait d’un médecin, lui avait poussé. Ben se passa la main sur le visage et découvrit qu’il piquait lui aussi.
— C’est l’heure de se mettre en route, n’est-ce pas ? demanda Mark.
Ben acquiesça. Mais, en pensant à la journée qui les attendait et à son potentiel d’horreur, il eut un mouvement instinctif de recul. La façon de s’en tirer était de ne pas voir plus loin que les dix minutes qui suivraient. (Et le mélange d’impatience et de sang-froid qu’il lut dans les yeux de l’enfant, loin de le rassurer, le mit très mal à l’aise. Il se dirigea vers Jimmy et commença à le secouer.
— Hein ? s ‘ écria Jimmy en s ‘ agitant comme un plongeur qui remonte à la surface.
Son visage se contracta, ses paupières battirent et, dès qu’il ouvrit les yeux, son regard s’emplit de terreur. Il les observa sans comprendre, sans les reconnaître.
Puis la conscience lui revint et il se détendit.
— Je ne savais plus où j’étais.
Mark hocha la tête d’un air compréhensif. Jimmy regarda par la fenêtre.
— Le jour! s’exclama-t-il, s’émerveillant devant la lumière comme l’avare devant un tas de pièces d’or.
Il se leva, s’approcha de Matt et lui prit le pouls.
— Ça va ? demanda Mark.
— Ça va mieux qu’hier soir en tout cas, assura Jimmy. Ben, je voudrais qu’on s’en aille par l’ascenseur de service, pour le cas où quelqu’un aurait vu Mark la nuit dernière. Il ne faut pas prendre de risques.
— On peut laisser Mr. Burke tout seul ? demanda Mark.
— Il le faut bien, dit Ben. Je lui fais confiance pour savoir se débrouiller sans nous. Nous ne pouvons pas laisser passer encore une journée sans rien faire. Barlow, évidemment, ne demanderait pas mieux.
Ils parcoururent le couloir sur la pointe des pieds et empruntèrent l’ascenseur de service. Il était déjà presque sept heures et quart et il commençait à y avoir du mouvement dans la cuisine. Un des cuisiniers leva la tête et agita la main en disant :
— Salut, docteur.
Personne d’autre ne leur adressa la parole.
— Où faut-il aller d’abord ? demanda Jimmy. À l’école de Brock Street ?
— Non, fît Ben. Il y aura trop de monde ce matin. Est-ce que les petits sortent de bonne heure, Mark ?
— Ils sont là jusqu’à deux heures.
— Ça nous laisse largement le temps avant qu’il ne fasse nuit, dit Ben. Allons d’abord chez Mark. Pour les pieux.
34
Quand la Buick ne fut plus qu’à quelque distance de Salem, l’angoisse envahit les occupants de la voiture et la conversation s’étiola. Au moment où Jimmy quitta l’autoroute, à la hauteur du grand panneau vert qui indiquait ROUTE 12 JERUSALEM’S LOT CUMBERLAND - CUMBERLAND CENTRE, Ben se souvint que c’était par là que lui et Susan étaient rentrès après leur première sortie - elle avait voulu voir un film avec une scène de poursuite en voiture.
— Ils s ‘ en sont donnés à cœur joie..., articula Jimmy, (Son visage juvénile était livide de peur et de colère.) Nom de Dieu, on sent presque l’odeur jusqu’ici !
Et c’était vrai, pensa Ben ; l’odeur était là, même si, à l’origine, elle était plus psychique que physique.
La route 12 était à peu près déserte. Ils remarquèrent au passage la camionnette de Win Purinton, le livreur de lait, garée au bord de la route. Il n’y avait personne dedans et pourtant le moteur tournait. Ils s’arrêtèrent. Ben descendit de la Buick, jeta un coup d’œil à l’intérieur du véhicule et coupa le contact. Quand il remonta duns la voiture, Jimmy l’interrogea du regard. Ben secoua la tête.
— Personne, mais le moteur doit tourner depuis des heures, le réservoir est quasiment vide.
Jimmy tapa du poing sur sa cuisse.
Ils entrèrent dans la ville et là, tout d’un coup, Jimmy se le sentit absurdement soulagé.
— Regardez là-bas. Chez Crossen, c’est ouvert!
C’était vrai. Milt était devant son magasin, en train d’essayer de recouvrir son éventaire de journaux avec une bâche en plastique. À côté de lui, habillé d’un ciré jaune, ils aperçurent Lester Sylvius.
— Mais je ne vois personne d’autre, dit Ben.
Mill leur jeta un coup d’œil et les salua de la main, mais Ben crut déceler des signes de fatigue sur les visages des deux hommes. La pancarte « Fermé » était toujours suspendue derrière la porte vitrée de la maison funéraire de Cari Foreman. La quincaillerie était fermée aussi et, chez Spencer, c’était également tout bouclé et tout noir. Le café, par contre, était ouvert, mais Jimmy le dépassa pour aller se garer devant le nouveau magasin. Au-dessus de la vitrine, on pouvait lire, écrit en lettres d’or sur une enseigne : « Barlow & Straker - Meubles de style. » Il y avait aussi, conformément aux dires de Callahan, un carton écrit à la main et scotché sur la
porte : « Fermé jusqu’à nouvel ordre. » Ils reconnurent tous les trois l’écriture fine et élégante ; c’était la même que celle de la lettre trouvée la ve il lu dans la cave de Marsten House.
— Pourquoi s’arrête-t-on ici ? demanda Mark.
— Pour en avoir le cœur net, répondit Jimmy. Il y a peu de chances pour qu’il ait cherché refuge ici, mail il peut se dire que cette cachette est tellement évident que nous jugerons inutile de la fouiller. Je pense aussi au fait que les douaniers font souvent une petite marque à la craie sur les colis qu’ils ont contrôlés.
Ils contournèrent le magasin et, pendant que Ben et Mark courbaient le dos sous la pluie, Jimmy brisa aved son coude, protégé par la manche de son imperméable, le carreau de la porte de derrière. Puis ils se faufilèrent tous les trois à l’intérieur.
L’air y était fétide, comme si la pièce avait été fermée, non pas depuis quelques jours, mais depuis des siècles. Ben alla jeter un coup d’œil dans la salle d’exposition, mais, de toute évidence, il n’y avait là aucun endroit où se cacher. Il n’y avait plus que quelques meubles : Straker n’avait pas dû renouveler son stock.
Tout à coup, Jimmy l’appela d’une voix rauque :
— Viens, Ben !
La peur Le saisit à la gorge.
Jimmy et Mark étaient penchés sur une longue caisse que Jimmy avait réussi à entrouvrir en se servant de la panne de son marteau. On apercevait à l’intérieur une main blanche et une manche noire.
Ben se précipita sur la caisse et, sans réfléchir, s’y attaqua de toutes ses forces. Jimmy, armé de son marteau, faisait de même à l’autre bout.
— Ben, fit Jimmy, tu vas te couper les mains. Tu devrais...
Ben n’entendait rien. Il arrachait les morceaux de planche avec ses mains, sans se soucier ni des clous ni des échardes. Ils la tenaient, cette fois, la sangsue gluante de la nuit, et lui, Ben, allait lui enfoncer le pieu dans le cœur, comme il l’avait enfoncé dans le cœur de Susan, il allait...
Il arracha encore une autre planche et découvrit le visage livide de Mike Ryerson.
Ils restèrent un moment figés, puis poussèrent tous ensemble un grand soupir. On eût dit qu’une brise légère traversait la pièce.
— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Jimmy.
— Le mieux serait d’aller d’abord chez Mark, dit Ben d’une voix altérée par la déception. Nous savons maintenant que c’est à l’école qu’il se trouve, mais nous n’avons toujours pas préparé nos pieux.
Ils remirent à leur place, tant bien que mal, les planches cassées.
— Montre-moi tes mains, dit Jimmy. Elles saignent.
— Plus tard, répondit Ben. Allons-y.
Ils sortirent et, en silence, ils refirent le tour de la maison, heureux de se retrouver en plein air. Ils remontèrent dans la Buick et Jimmy s’engagea dans Jointner Avenue pour rejoindre le quartier résidentiel, un peu au-delà du centre de la ville et de ses quelques magasins. Ils arrivèrent chez Mark presque plus vite qu’ils ne l’auraient souhaité.
La vieille guimbarde du père Callahan était garée devant la maison, derrière la petite Pinto décapotable d’Henry Pétrie. À la vue de la voiture de son père, Mark prit une longue inspiration et détourna les yeux. Son visage était devenu livide.
— Je ne peux pas y aller, murmura-t-il. Excusez-moi. Je vous attendrai dans la voiture.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser, Mark, déclara Jimmy.
Il se gara, coupa le moteur et descendit de voiture, Ben hésita un instant, puis posa la main sur l’épaula de Mark.
— Est-ce que tu vas pouvoir tenir le coup ?
— Bien sûr.
Mais ça n’avait pas l’air d’aller très fort. Son menton tremblait et son regard s’était creusé. Il se tourna subitement vers Ben, les yeux pleins de larmes.
— Couvre-les, tu veux bien ? Si tu trouves leurs corps, couvre-les, dit-il d’une voix étranglée par la douleur.
— Compte sur moi.
— Au fond, c’est mieux comme ça. Peut-être que mon père aurait fait un excellent vampire. Ou peut-être qu’il serait devenu un second Barlow. Il réussissait si bien tout ce qu’il entreprenait ! Peut-être trop bien, justement.
— Essaie de ne pas trop y penser, suggéra Ben.
Et il eut honte d’avoir trouvé des paroles de réconfort aussi dérisoires. Mark lui sourit tristement.
— Le tas de bûches est derrière la maison, reprit-il. Ça ira plus vite si vous vous servez du tour de mon père qui se trouve à la cave.
— D’accord. Et ne t’en fais pas... enfin, le moins possible.
Mais l’enfant avait détourné la tête et s’essuyait les yeux sur sa manche.
Ben et Jimmy passèrent par-derrière, montèrent les quelques marches et pénétrèrent dans la maison.
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— Callahan n’est pas ici, déclara Jimmy d’un ton sans appel.
Ils avaient fouillé la maison de fond en comble. Ben fut bien obligé de se rendre à l’évidence :
— Barlow l’a eu, lui aussi.
Il regarda les débris de croix qu’il avait ramassés. C’était la croix de Callahan. Il ne leur restait plus que ça de lui. Ben et Jimmy en avaient retrouvé les morceaux à côté des corps des Pétrie. Les têtes d’Henry et de June Pétrie avaient été envoyées l’une contre l’autre avec une telle force qu’ils en avaient eu le crâne fracassé. Ben, se rappelant la force surhumaine de Mrs. Glick, fut pris d’une soudaine envie de vomir.
— Viens, dit-il à Jimmy. Il faut qu’on couvre les corps. Je l’ai promis à Mark.
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Ils enlevèrent la housse du canapé et retendirent sur les corps. Ben essaya de ne pas les regarder et de ne pas penser à ce qu’il faisait, mais c’était impossible. Quand ils eurent fini, Ben remarqua qu’une des mains de June Pétrie, une main soignée aux ongles vernis, dépassait de la housse en tissu imprimé à décor de bouquets printaniers. Il la repoussa de la pointe du pied en s’efforçant de résister à la nausée qui le gagnait. On distinguait parfaitement sous la housse la forme des corps ; il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Il se souvint en les regardant des photos de la guerre du Vietnam où on voyait aussi des morts, tantôt écroulés sur le lieu du combat, tantôt portés dans d’affreux sacs de caoutchouc noir qui ressemblaient absurdement à des sacs de golf.
Ils prirent chacun une brassée de bûches de frêne et descendirent l’escalier menant au sous-sol.
La cave avait été le royaume d’Henry Pétrie et tout y reflétait sa personnalité. Trois spots puissants étaicnl suspendus au-dessus du grand établi. Coiffés d’abat-jour métalliques, ils projetaient leurs faisceaux lumineux sur le rabot, la scie sauteuse, la scie circulaire, le tour et la ponceuse électrique. Ben vit qu’Henry Pétrie avait entrepris de construire un colombier, destiné sans doute à prendre place dans le jardin au printemps. Le plan était là, fixé aux quatre coins par des masselottes. C’était du travail honnête mais sans imagination, et qui maintenant resterait inachevé. Le plancher avait été balayé depuis peu, mais l’air restait imprégné d’une bonne odeur de sciure.
— Ça ne marchera jamais, fit remarquer Jimmy.
— Je le sais bien, dit Ben.
— Un tas de bois ! ricana Jimmy en ouvrant les bras pour laisser tomber les bûches.
Elles roulèrent au sol et s’entremêlèrent comme des baguettes d’un mikado géant. Jimmy partit d’un rire hystérique.
— Jimmy, il faut bien...
Mais le rire de Jimmy était comme un fil tranchant, coupant net son envie d’argumenter.
— Tu crois sérieusement que nous allons éradiquer le mal armés de quelques bûches, trouvées derrière la maison des Pétrie ? railla Jimmy. Et pourquoi pas quelques pieds de chaise et des battes de base-ball pendant qu’on y est ?
— Tu as une meilleure idée ?
Jimmy le regarda et, au prix d’un effort considérable, réussit à se maîtriser.
— Une putain de chasse au trésor! Fais quarante pas vers le nord dans le champ de Charles Griffen et regarde sous le grand rocher! Quelle foutaise! Par contre, on pourrait se tirer. Ça, ce serait une idée.
— Tu veux renoncer. C’est ça que tu veux ?
— Non, mais il n’y aura pas qu’aujourd’hui, Ben. Il nous faudra des semaines pour les anéantir tous, à supposer qu’on y arrive. Est-ce que tu pourras tenir le coup ? Est-ce que tu pourras faire, des centaines et des centaines de fois... ce que tu as fait à Susan ? Est-ce que tu iras les chercher jusque dans leurs placards et leurs terriers puants ? Est-ce que tu auras la force de les traîner dehors, hurlants et gigotants, et de leur enfoncer ton pieu dans le cœur ? Et est-ce que tu pourras le faire, jusqu’en novembre, sans devenir cinglé ?
Ben réfléchit et se trouva incapable de répondre dans un sens ou dans l’autre.
— Je ne sais pas, dit-il.
— Et le gosse ? Comment veux-tu qu’il tienne le coup ? Il sera bon pour l’asile. Matt, n’en parlons pas, c’est sûr qu’il n’y résistera pas. Et qu’est-ce que nous ferons quand la police du Maine commencera à se demander ce qu’on fout à Salem ? Qu’est-ce que nous leur dirons ? « Un instant, je vous prie, que je finisse d’empaler cette sangsue. » Tu as pensé à tout ça, Ben ?
— Comment veux-tu que j’y aie pensé ? Nous n’avons jamais eu le temps d’y réfléchir !
Ils se rendirent compte soudain qu’ils étaient là, face à face, en train de s’affronter violemment.
— Holà, fit Jimmy. Doucement !
Ben baissa les yeux.
— Pardonne-moi.
— Non, c’est de ma faute. Il faut dire qu’on est sous pression... Barlow doit compter là-dessus pour nous faire perdre les pédales.
Il passa la main dans ses cheveux roux et jeta un coup d’œil distrait autour de lui. Son regard se fixa sur un objet posé sur l’établi, à côté du plan d’Henry Pétrie. Il le prit. C’était un crayon gras.
— Peut-être que c’est comme ça qu’il faut faire, murmura-t-il pensivement.
— Comment ?
— Écoute. Ben, tu vas rester ici et te mettre à fabriquer des pieux. Si on veut réussir, il faut s’organiser. Toi, tu seras le chef de production. Mark et moi, nous ferons de la recherche. Nous fouillerons systématiquement la ville. Et nous les trouverons, comme nous avons trouvé Mike. Je marquerai au crayon gras les endroits où ils se sont réfugiés et demain nous y retournerons avec les pieux.
— Est-ce qu’ils ne vont pas voir les marques et filer ailleurs ?
— Je ne crois pas. Mrs. Glick ne m’a pas semble-avoir beaucoup de suite dans les idées. Je pense qu’ils obéissent surtout à leur instinct. Il se pourrait qu’ils finissent par se douter de quelque chose et par mieux se cacher, mais au début ils se laisseront prendre à tous les coups, j’en suis sûr.
— Et pourquoi est-ce que je n’irais pas, moi ?
— Parce que je connais la ville et que la ville méconnaît, comme elle a connu mon père. Les habitants de Salem encore en vie aujourd’hui se cachent dans leurs maisons. Si c’est toi qui frappes à leur porte, ils ne répondront pas. Alors que si c’est moi la pluparl ouvriront. Et puis je connais les bonnes cachettes, les huttes où s’abritent les vagabonds du côté des marais et les sentiers où vont se planquer les amoureux. Tu ne connais pas tout ça, toi. Sais-tu comment on fait marcher un tour ?
— Oui.
Jimmy avait raison, c’était évident. Et pourtant Ben ne put s’empêcher de se sentir coupable d’éprouver un tel soulagement à la pensée qu’il n’aurait pas à les affronter, eux.
— OK. On s’y met. Il est midi passé.
Ben alla vers l’établi, puis s’arrêta et regarda Jimmy.
— Si tu veux attendre une demi-heure, je pourrai te donner cinq ou six pieux à emporter avec toi.
Jimmy réfléchit un instant, puis baissa les yeux.
— Euh, je pense que demain... demain ce serait...
— D’accord. Vas-y. Reviens ici vers trois heures, ça ira... À cette heure-là, l’école sera déserte et on pourra aller y jeter un coup d’œil.
— Entendu.
Jimmy traversa la pièce et commença à monter les marches. Quelque chose, l’ombre d’une idée ou d’une intuition, le fit se retourner. Il voyait Ben à l’autre bout de la cave, travaillant sous la lumière crue des spots si parfaitement alignés.
Quelque chose... et puis ce fut tout.
Il descendit quelques marches.
Ben arrêta le tour et le regarda.
— Il y a autre chose ?
— Ouais, fit Jimmy. Je l’avais sur le bout de la langue, mais je n’arrive pas à m’en souvenir.
Ben fronça les sourcils.
— Quand j’étais dans l’escalier et que je me suis retourné pour te regarder, il y a eu un déclic. Mais maintenant c’est parti.
— C’était important ?
— Je n’en sais rien.
Il se dandinait d’une jambe sur l’autre, essayant de rattraper son idée. C’était la vue de Ben penché sur le tour, sous les spots, qui l’avait déclenchée. Mais rien n’y fit. Plus il y pensait et plus l’idée se dérobait.
Il monta l’escalier et s’arrêta encore une fois. À la fois distante et familière, l’idée le poursuivait tout en refusant de se laisser apprivoiser. Il traversa la cuisine, sortit de la maison et se dirigea vers sa voiture. La pluie n’était plus qu’une bruine.
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La voiture-de Roy McDougall était garée près de su caravane, dans le lotissement du Bend, et, à la voir la un jour de semaine, Jimmy se dit qu’il fallait s’attendra au pire.
Mark et Jimmy descendirent de la Buick. Jimmy, sa sacoche noire à la main, sonna. Voyant que la sonnelle ne marchait pas, il frappa. Personne ne vint ouvrir cl il n’y eut pas le moindre mouvement dans la caravane voisine, vingt-cinq mètres plus loin. Il y avait pourtant, là aussi, une voiture.
Jimmy essaya d’ouvrir la contre-porte ; elle était verrouillée.
— Prends le marteau, Mark, il est sur le siège arriéra de la voiture.
Mark alla le chercher et Jimmy brisa le carreau de la contre-porte,- à côté de la poignée. Il passa la main par le trou et poussa le verrou. La porte intérieure n’était pas fermée à clef. Ils entrèrent.
L’odeur était bien reconnaissable - une odeur de mort et de putréfaction. Les narines de Jimmy se contractèrent dans l’effort - vain - de repousser celle agression olfactive. L’odeur était moins forte que dans la cave de Marsten House, mais elle restait tout aussi répugnante - les effluves putrides de chair en déconi position, bain-marie d’humeurs et de sécrétions. Un souvenir d’enfance remonta à la mémoire de Jimmy ; c’était pendant les vacances de printemps ; il était parti avec ses camarades en bicyclette ramasser des canettes de bière et des bouteilles de soda qui jonchaient le sol après la fonte des neiges, pour se faire un peu d’argent de poche. Dans l’une des bouteilles (un soda là l’orange), il avait aperçu un petit mulot décomposé qui, attiré par le sucre de la boisson, s’était retrouvé piégé. L’odeur de la charogne s’était infiltrée dans ses narines... Jimmy avait aussitôt détourné la tête et avait vomi. C’était cette même odeur de fermentation... écœurante, acre, fourmillante. De nouveau, il sentit son cœur se soulever.
— Ils sont ici, dit Mark. C’est sûr.
Ils fouillèrent systématiquement la caravane - la cuisine, le coin repas, le salon, les deux chambres - en prenant garde de n’oublier aucun placard. En ouvrant celui de la chambre des parents, Jimmy aperçut une forme indistincte et eut un sursaut, mais ce n’était qu’un tas de linge sale.
— Pas de cave ? demanda Mark.
— Non, mais il y a peut-être, sous la caravane, un espace où l’on peut se glisser.
Ils firent le tour de la construction et repérèrent une petite trappe ménagée dans les fondations sommaires. Elle était fermée avec un vieux cadenas qui sauta au cinquième coup de marteau. Quand le battant s’ouvrit, l’odeur les frappa de plein fouet.
— Ils sont là, dit Mark.
Jimmy passa la tête à l’intérieur et aperçut trois paires de pieds, à l’alignement. Les premiers portaient des bottes de travail, les seconds des pantoufles tricotées et les troisièmes - tout petits - étaient nus. « Quelle touchante scène de famille ! pensa Jimmy, versant momentanément dans l’humour noir. Tout à fait une scène pour le Reader’s Digest ! » Non, c’était pas vrai! Ils n’allaient tout de même pas enfoncer un pieu dans le cœur d’un bébé !
Il fit une croix au crayon gras sur la trappe et ramassa le cadenas brisé.
— Allons à côté, dit-il.
— Attends, suggéra Mark. Laisse-moi en sortir un.
— Pour quoi faire ?
— Peut-être que la lumière du jour va les tuer, peut-être qu’on n’aura pas besoin d’utiliser les pieux.
Jimmy sentit poindre un espoir.
— Ouais, d’accord. Lequel ?
— Pas le bébé, répondit tout de suite Mark. L’homme. Tu prendras un pied, moi l’autre.
— OK, dit Jimmy, la bouche sèche.
Mark se mit sur le ventre et se faufila à l’intérieur. Il saisit une botte de Roy McDougall et tira dessus. Jimmy le suivit, rampant avec difficulté dans le réduit, le dos frottant contre la paroi au-dessus de lui. Luttant contre la crise de claustrophobie qui le gagnait, il empoigna l’autre botte. En conjuguant leurs efforts, ils parvinrent à extraire le corps de Roy McDougall et l’exposèrent à la lumière blanchâtre et à la bruine.
Ce qui suivit fut atroce. Dès que la lumière frappa son visage, McDougall commença à se débattre, comme un homme qu’on tire de son sommeil malgré lui. Ses pores exsudaient un liquide qui se transformait aussitôt en vapeur et sa peau était jaune et fripée. Ses yeux roulaient sous ses paupières closes. Sa lèvre supérieure se retroussa, découvrant des incisives pointues comme celles d’un berger allemand. Lentement, comme dans un rêve, il agitait les pieds, battait des bras, ouvrait et fermait les poings. Quand une de ses mains frôla la chemise de Mark, l’enfant se rejeta en arrière en poussant un cri de dégoût.
Enfin il réussit à se mettre sur le ventre et rampa vers son abri. Ses bras, ses genoux, son visage creusaient des sillons dans la terre détrempée. McDougall s’était mis à haleter de façon arythmique (un type de respiration appelée dyspnée de Cheynes-Stokes, nota Jimmy) dès que le soleil avait frappé sa peau. Ce phénomène, ainsi que l’étrange exsudation d’humeur, cessa sitôt qu’il eut rejoint l’ombre.
— Ferme, dit Mark d’une voix étranglée. Je t’en prie, ferme vite.
Jimmy referma la trappe et remit de son mieux la serrure cassée. L’image de McDougall s’agitant convulsivement sous la lumière le hantait. Elle le hanterait pour le restant de ses jours, dût-il vivre cent ans.
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Ils restaient là, sans bouger, sous la pluie.
— On va à côté ? demanda Mark, d’une voix tremblante.
— Oui. Logiquement, c’est à leurs voisins qu’ils ont dû s’attaquer d’abord.
Ils se dirigèrent vers l’autre caravane et, cette fois-ci, l’odeur de pourriture les saisit dès leur arrivée sur le perron. Ils lurent sous la sonnette le nom d’Evans. David Evans et sa famille. Jimmy les connaissait. Evans était mécanicien au garage du centre commercial de Gates Falls. Il l’avait soigné, deux ans auparavant, pour un kyste ou quelque chose de ce genre.
La sonnette fonctionnait, mais personne ne vint leur ouvrir. Ils trouvèrent Mrs. Evans étendue sur son lit. Dans la chambre d’enfants, les deux petits étaient couchés dans leurs lits superposés, habillés de pyjamas identiques décorés de Mickey et de Donald. Mark et Jimmy eurent plus de mal à retrouver Dave Evans. Il s’était caché dans un appentis inachevé, au-dessus du garage.
Jimmy fit une croix sur la porte de la caravane et sui celle du garage.
— On est des as, dit-il. Deux sur deux.
— Tu veux bien m’attendre une minute ? lui demanda Mark d’un air embarrassé. Je voudrais bien me laver un peu.
— Bien sûr. Moi aussi, d’ailleurs. Les Evans ne sa formaliseront pas si nous nous servons de leur salle do bains.